David Walsh, le diable de Tasmanie (2024)

L'expérience commence sur les quais de Hobart, en Tasmanie, la plus grande île d'Australie, au large de Melbourne. Le catamaran du Mona (Museum of Old and New Art) file bientôt à toute allure sur la Derwent River, 25 minutes dans le vent glacé pour ne rien rater du paysage somptueux. Au loin apparaît la silhouette anguleuse et rouillée du Mona (deux fois la taille du Guggenheim de New York) posé en équilibre sur la rive. David Walsh attend, pull rayé bouloché, jean fatigué, lunettes teintées, cheveux courts argentés, un faux air de Dave Stewart d'Eurythmics et de Richard Branson. «Hi, I'm David.» Voix éraillée. Il fait volte-face, file en sautillant. Il a horreur des interviews. On m'a prévenue, Walsh est imprévisible, peut parler des heures ou se taire, s'emporter, bouder… Une légende de plus? Sa vie est un film, lui a en tout cas déjà écrit son autobiographie, A Bone of Fact (éd. Picador, 2014).

Il est né il y a 58 ans dans un bidonville de Hobart d'une maman pieuse et d'un père aide-soignant dans un asile puis maître d'hôtel. Le dimanche, David préfère le vieux musée municipal à l'église. Il est élevé à la dure dans une école catholique où on se fiche pas mal de lui. À l'université, il étudie les maths et l'informatique. À côté de la fac, il y a un casino. Walsh trouve les gains de ses copains minables, réfléchit à des stratégies pour le black jack et rencontre Zeljko Ranogajec, qui le convainc de la nécessité de l'avantage mathématique pour gagner. Ils s'associent, jouent et empochent les dollars. Zeljko Ranogajec est aujourd'hui le meilleur ami de Walsh, le plus grand joueur de black jack au monde et le patron d'une société de paris qui l'a rendu milliardaire. En 1985, ils traînent à Las Vegas, Zeljko joue, David s'immerge dans la plus importante collection mondiale de littérature sur les jeux de hasard et d'argent, sise à l'Université du Nevada. Histoire, psychologie, business, il veut savoir pourquoi l'on gagne ou l'on perd.

De retour en Australie, il écrit un programme informatique pour parier sur les courses de chevaux. Les deux amis vont bientôt parier sur tout, partout dans le monde, via leur société Bank Roll qui emploie des centaines de joueurs, des mathématiciens, des analystes data, des informaticiens… Zeljko dirige aujourd'hui tout depuis Londres, pour un chiffre d'affaires annuel de 3 milliards de dollars, estime The Sydney Morning Herald.

Un anti-musée

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Et l'art dans tout ça? La première pièce de la future collection de Walsh (plus de 2&nbsp000 oeuvres) fut une porte ancienne yoruba, achetée en Afrique du Sud avec 20&nbsp000 dollars gagnés au casino qu'il ne pouvait sortir du pays en liquide. Cinq ans plus tard, il achète la péninsule de Moorilla en Tasmanie pour abriter son premier musée. L'ex-propriétaire y avait planté un vignoble (Walsh l'a développé) et fait édifier deux superbes maisons que Walsh improvise en musée. Echec total. Il se pose alors la question de ce que doit être un musée, d'autant qu'il s'est mis à acheter de l'art contemporain. Selon lui, «inculquer un sens de l'infériorité au visiteur, le préparer à l'instillation de la foi», c'est ce que font les musées traditionnels. Lui veut un anti-musée qui défie les classiques et démocratise le regard sur l'art. En 2011, Mona, dessiné par Nonda Katsalidis, est inauguré. C'est le pari le plus fou de Walsh. Il cite Le Joueur de Dostoïevski: «Je voulais étonner en prenant des risques insensés.» La légende se met en route: Mona est le musée privé d'un self-made milliardaire (vrai), surdoué des maths (vrai), autiste Asperger (ce n'est pas prouvé), qui a fait fortune grâce au jeu (vrai), provocateur (vrai) et qui serait dédié au sexe et à la mort (thèmes récurrents de l'art, pas vrai?).

Le musée est souterrain, creusé dans le grès triasique, «le contraire d'un temple qui domine et écrase le visiteur; ici, l'art est en dessous», précise Walsh. Mona est un immense succès (350000 visiteurs par an) et met la Tasmanie sur l'atlas mondial de l'art. Pas de parcours de visite, pas de cartels, juste O, un écran qui vous géolocalise dans le musée et délivre une foule d'infos sur les oeuvres. Plus les commentaires « gonzo » de Walsh himself, avec un onglet « art wanking » (« l'art on s'en b… », dont l'icône est un sexe en érection). High-tech et esthétisme, sarcasme et refus du sérieux, Mona est un théâtre étrange, labyrinthique, envoûtant. Au hasard des oeuvres: c*nts and Other Conversations, de Greg Taylor, 124 moulages de sexes féminins alignés; Bit.Fall, de Julius Popp, une chute d'eau sémantique dont les gouttes forment les mots les plus googlisés de la journée; Sternenfall, d'Anselm Kiefer, une parabole sur les lumières mortes des constellations; Tim, de Wim Delvoye, soit un homme au dos tatoué posant, immobile, des heures durant (2&nbsp700 depuis 2011), dont le tatouage a été acheté par un collectionneur allemand et à qui il reviendra à sa mort; Event Horizon, Beside Myself, Unseen Seen et Weight of Darkness, quatre installations commandées à James Turrell pour 8 millions de dollars, des défis aux sens des visiteurs, aux repères spatio-temporels. Pour elles, Walsh a ajouté l'an dernier une aile à 32 millions de dollars au musée qui en a coûté 60.

Continuer à jouer

Controversé, David Walsh a encaissé toutes les critiques sur son «egoseum», musée pour l'ego. Mais un ancien conservateur du Met de New York le décrit comme «l'un des plus fascinants personnages de l'histoire de l'art». Walsh vit au-dessus de Snake (qu'il voit à travers les ouvertures vitrées de son plancher), la plus grande pièce moderniste jamais réalisée en Australie, l'oeuvre de Sidney Nolan au début des années soixante-dix. Elle fait 46 mètres de long, 1&nbsp620 panneaux inspirés par la mythologie aborigène du Temps du rêve, formant un serpent coloré et ondulant. Walsh n'a aucune illusion: il sait que la valeur de l'art - donc de sa collection - fluctue. Il doit continuer à jouer pour entretenir Mona, agrandir le fonds, ajouter aux Pavilions (les luxueux lodges du musée) un gigantesque 5 étoiles… L'histrion est devenu un entrepreneur et son musée privé une institution. Il n'y voit pas de contradictions. Il finance aussi, entre autres, un festival de musique, le Dark Mofo à Hobart et à Launceston. Mais une question le taraude: «J'ai inventé un système, une mine à fric», écrit-il dans Monanisms, le catalogue de sa première expo qui commence par: «Je suis David et je suis un crétin. (…)Ce n'est pas si génial de devenir riche. Que faire? Construire un musée (…) pour m'absoudre de me sentir coupable de faire de l'argent sans vraiment laisser une empreinte.»

«Je ne suis pas sûr que l'art soit si important pour moi», ajoute Walsh. «Je me dissèque moi-même pour essayer de comprendre pourquoi je fais ce que je fais et c'est ça qui me semble important.» David Walsh reste énigmatique, brillant, acéré, nébuleux. Mona est une matrice. L'antre du questionnement et de l'émerveillement.

mona.net.au

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